15. Rendez-vous
Halley était maintenant trop près pour qu’on la vît. Le comble était que les observateurs sur la Terre auraient une bien meilleure vue de la queue, qui s’étirait déjà sur cinquante millions de kilomètres perpendiculairement à l’orbite de la comète, comme une bannière flottant aux invisibles rafales des vents solaires.
Le matin du rendez-vous, Floyd se réveilla de bonne heure après un sommeil agité. Il n’avait guère l’habitude de rêver – ou tout au moins de se rappeler ses rêves – et sans aucun doute l’énervement à l’approche de la rencontre en était responsable. Il était aussi vaguement inquiet à cause d’un message de Caroline lui demandant s’il avait eu récemment des nouvelles de Chris. Il avait répondu par radio, avec une certaine irritation, que Chris n’avait jamais pris la peine de dire merci quand il l’avait aidé à obtenir un poste à bord du vaisseau jumeau d’Univers, Cosmos ; peut-être en avait-il déjà assez de la ligne monotone Terre-Lune et cherchait-il de l’aventure ailleurs.
— Comme d’habitude, avait conclu Floyd, nous aurons de ses nouvelles quand il voudra bien en donner.
Tout de suite après le petit déjeuner, les passagers et l’équipe scientifique se réunirent pour une dernière conférence du capitaine Smith. Les scientifiques n’en avaient nul besoin, bien sûr, mais s’ils en éprouvaient de l’irritation, cette émotion puérile fut vite balayée par l’étrange spectacle qui apparaissait sur le principal écran vidéo.
On aurait aisément imaginé qu’Univers volait dans une nébuleuse, plutôt que vers une comète. Tout le ciel devant eux n’était plus qu’une brume blanche, non pas uniforme mais marbrée de condensations plus foncées, striées de bandes lumineuses et de jets étincelants irradiant tous d’un point central. À ce degré d’agrandissement, le noyau était à peine visible, minuscule point noir pourtant responsable de tous les phénomènes alentour.
— Nous coupons notre propulsion dans trois heures, annonça le capitaine. Nous ne serons plus qu’à mille kilomètres du noyau, avec une vitesse virtuelle zéro. Nous procéderons à quelques observations et confirmerons notre site d’atterrissage.
» Nous allons donc nous trouver en apesanteur à 12 heures précises. Auparavant, vos stewards de cabine s’assureront que tous les objets sont bien arrimés. Ce sera exactement comme pour la manœuvre de retournement, à cette différence que cette fois cela durera trois jours au lieu de deux heures, avant de retrouver la pesanteur.
» La gravité de Halley ? N’y pensez pas ! Pas même un centimètre-seconde au carré, à peu près le millième de celle de la Terre. Vous pourrez la détecter si vous attendez assez longtemps, mais c’est à peu près tout. Un objet met quinze secondes à tomber d’une hauteur d’un mètre.
» Par mesure de sécurité, j’aimerais vous voir tous ici dans le salon d’observation, bien assis avec vos ceintures correctement attachées, pendant le rendez-vous et l’atterrissage. D’ailleurs, c’est d’ici que vous aurez la meilleure vue et toute l’opération ne durera pas plus d’une heure. Nous n’utiliserons que de très petites corrections de poussée mais elles risquent de provoquer des troubles sensoriels mineurs.
Le capitaine parlait bien sûr du mal de l’espace mais cette expression était, d’un commun accord, tabou à bord d’Univers. Beaucoup de mains, néanmoins, se glissèrent discrètement sous les sièges, pour s’assurer de la présence des fameux sacs en plastique.
Sur l’écran, l’image devint plus précise à mesure qu’on augmentait le grossissement. Floyd eut un moment l’impression de se trouver dans un avion descendant à travers des nuages légers, plutôt que dans un vaisseau spatial proche de la plus célèbre de toutes les comètes. Le noyau devenait de plus en plus grand et plus net ; ce n’était plus un petit point noir mais une ellipse irrégulière, d’abord une petite île grêlée perdue dans l’océan cosmique et, tout à coup, un monde à part entière.
On n’avait pas du tout l’échelle des proportions. Floyd savait que le panorama déployé devant lui avait moins de dix kilomètres de large, et pourtant il aurait facilement imaginé qu’il contemplait un corps céleste aussi grand que la Lune. Mais la Lune n’était pas floue sur les bords, et sa surface ne produisait pas de petits jets de vapeur – ni de grands – comme les deux qu’ils avaient sous les yeux.
— Mon Dieu ! s’exclama Mihailovitch. Qu’est-ce que c’est que ça ?
Il désignait sur l’écran le bord inférieur du noyau à proximité de la face éclairée. Indiscutablement – contre toute évidence – un feu clignotait là, sur la face nocturne de la comète, avec un rythme parfaitement régulier ; allumé, éteint, allumé, éteint toutes les deux ou trois secondes.
Willis émit son célèbre toussotement : « Je peux vous expliquer ça en deux mots », mais le capitaine Smith le devança.
— Navré de vous décevoir, monsieur Mihailovitch. Ce n’est que le phare de Sampler Probe II. Il est installé là depuis un mois, attendant que nous venions le repérer.
— Quel dommage ! Je croyais qu’il pourrait y avoir quelqu’un, quelque chose là, pour nous accueillir.
— Nous n’aurons pas cette chance, hélas. Nous sommes vraiment livrés à nous-mêmes, ici. Ce phare est situé juste à l’endroit où nous avons l’intention d’atterrir, près du pôle sud de Halley et pour le moment dans l’obscurité totale. Cela facilitera le fonctionnement de nos systèmes de survie. La température monte jusqu’à 120° sur le côté ensoleillé, bien au-dessus du point d’ébullition.
— Pas étonnant que la comète bouillonne, dit sans se troubler Dimitri. Ces jets me paraissent plutôt malsains. Vous êtes sûr qu’il n’y a pas de danger ?
— C’est une autre de nos raisons d’atterrir sur la face nocturne ; il n’y a pas d’activité, là-bas. Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je dois retourner sur la passerelle. C’est la première fois que j’ai l’occasion de me poser sur un nouveau monde, et je doute que j’en aurai une autre.
L’auditoire du capitaine Smith se dispersa lentement et dans un silence inhabituel. Sur l’écran d’observation, l’image se réduisit à sa taille normale et le noyau redevint un point à peine visible. Pourtant même pendant ces quelques minutes, il semblait avoir grandi et peut-être n’était-ce pas une illusion. Moins de quatre heures avant le rendez-vous, le vaisseau fonçait toujours vers la comète à cinquante mille kilomètre-heure.
Dans cette phase du vol, si jamais la moindre avarie endommageait le moteur principal, le vaisseau creuserait un cratère plus impressionnant que tous ceux qui criblaient actuellement Halley.
16. Atterrissage
L’atterrissage fut aussi peu spectaculaire que l’espérait le capitaine Smith. Il fut impossible aux passagers de déceler l’instant où Univers opéra le contact ; une minute entière s’écoula avant que les passagers se rendent compte qu’ils s’étaient posés et poussent une acclamation.
Le vaisseau se trouvait à l’extrémité d’une vallée peu profonde entourée de collines ne dépassant guère plus d’une centaine de mètres d’altitude. Celui qui se serait attendu à voir un paysage lunaire aurait été extrêmement surpris ; ces formations ne ressemblaient en rien aux pentes douces et lisses de la Lune, érodées depuis des millions d’années par les micro-bombardements de météorites.
Ici, rien n’avait plus de mille ans. Les Pyramides étaient beaucoup plus anciennes. À chacune de ses révolutions autour du Soleil, Halley était remodelée – et réduite – par les feux solaires. Depuis le périhélie de 1986, la forme du noyau s’était légèrement modifiée. Jamais à court de comparaisons audacieuses, Victor Willis l’exprima assez bien à ses compagnons :
— La cacahuète a pris une taille de guêpe.
Effectivement, quelques indices laissaient prévoir qu’après encore quelques révolutions, Halley se séparerait en deux fragments sensiblement égaux, comme la comète de Biela qui avait stupéfié les astronomes en 1846.
L’absence virtuelle de gravité contribuait aussi à la singularité du paysage. Partout des formations légères, instables, évoquant les fantasmes d’un peintre surréaliste, et des amoncellements de rochers en équilibre invraisemblable qui n’auraient pas subsisté plus de quelques minutes, même sur la Lune.
Bien que le capitaine Smith eût choisi de poser Univers en pleine nuit polaire – à cinq bons kilomètres de la chaleur incandescente du Soleil –, la luminosité était amplement suffisante. L’énorme enveloppe de gaz et de poussière entourant la comète créait un halo lumineux parfaitement approprié à cette région, proche du phénomène d’aurore boréale sur la banquise. De plus, Lucifer fournissait sa clarté égale à plusieurs centaines de pleines Lunes.
Bien que prévue, la totale absence de couleurs était décevante. Univers avait l’air de s’être posé dans une mine de charbon à ciel ouvert ; l’analogie n’était d’ailleurs pas inexacte car une grande partie de la noirceur environnante était due au carbone ou à ses composants, intimement mêlés de neige et de glace.
Le capitaine Smith, comme il se devait, fut le premier à débarquer, en se hissant avec précaution hors du sas principal d’Univers. Il mit, sembla-t-il, une éternité à atteindre le sol, deux mètres plus bas ; puis il ramassa dans sa main gantée une poignée de la poudre qui recouvrait la surface et l’examina.
À bord, tout le monde attendait les mots qui figureraient pour la postérité dans les livres d’histoire.
— On dirait du poivre et du sel, déclara le capitaine. Si c’était dégelé, ça pourrait faire pousser une assez bonne récolte.
Le plan de la mission comportait une « journée » Halley entière de cinquante-cinq heures au « pôle sud » et puis – s’il n’y avait pas de problèmes –, un déplacement de dix kilomètres vers l’« équateur » approximatif, pour étudier un des geysers durant un cycle nuit-jour complet.
Le scientifique en chef Pendrill ne perdit pas de temps. Presque immédiatement, il partit avec un confrère sur un scooter biplace à réaction vers le phare de la sonde. Ils revinrent au bout d’une heure, avec des échantillons de comète qu’ils déposèrent fièrement dans le congélateur.
Pendant ce temps, les autres équipes installaient un réseau de câbles le long de la vallée, une véritable toile d’araignée étirée entre des poteaux plantés dans la croûte friable. Ils étaient destinés à relier au vaisseau les nombreux instruments et à rendre les mouvements plus faciles à l’extérieur, ce qui permettrait d’explorer cette région de Halley sans s’encombrer de la lourde unité de manœuvre externe ; il suffisait d’attacher une longe à un câble et puis de marcher en la tenant. C’était bien plus amusant que d’opérer avec les UME, qui étaient en somme des vaisseaux spatiaux personnels, avec toutes les complications que cela supposait.
Les passagers, fascinés par ce qu’ils voyaient, écoutaient les conversations radio et s’efforçaient de participer à la découverte. Mais au bout de douze heures – ou même bien avant dans le cas de l’ex-astronaute Clifford Greenberg –, le plaisir d’être un spectateur attentif commença à s’émousser. Bientôt, on parla beaucoup d’« aller dehors », sauf Victor Willis, qui se révélait d’une singulière discrétion.
— Je crois qu’il a peur, déclara avec dédain Dimitri.
Il n’aimait pas Victor depuis qu’il avait découvert que le savant n’avait pas d’oreille. Bien que ce fût extrêmement injuste pour Victor (qui acceptait avec bonne humeur de servir de cobaye à des études de sa curieuse infirmité), Dimitri se plaisait à ajouter sombrement :
— Un homme qui n’a pas la musique en lui est fait pour la trahison, les stratagèmes et les vols.
Floyd avait son opinion toute faite, avant même d’avoir quitté l’orbite de la Terre. Maggie M. était assez folle pour tenter n’importe quoi et n’aurait besoin d’aucun encouragement (son slogan : « Un auteur ne doit jamais repousser une occasion de connaître une nouvelle expérience » avait eu un impact considérable sur sa vie émotionnelle).
Yva Merlin, comme d’habitude, n’avait rien révélé de ses intentions mais Floyd était résolu à lui faire personnellement visiter la comète. C’était le moins qu’il puisse faire pour maintenir sa réputation ; tout le monde savait qu’il avait largement contribué à faire inscrire la fabuleuse ermite sur la liste des passagers et le bruit courait maintenant, par plaisanterie, qu’ils avaient une liaison. Leurs réflexions les plus innocentes étaient joyeusement interprétées par Dimitri et par le médecin du bord, le Dr Mahindran, qui feignait de les considérer avec une admiration envieuse.
Après une certaine irritation initiale – parce qu’elle lui rappelait trop vivement les émotions de sa jeunesse –, Floyd avait accepté la plaisanterie. Mais il ne savait pas ce qu’en pensait Yva et il n’avait pas encore eu le courage de le lui demander. Même à présent, dans cette microsociété où il était difficile de garder un secret pendant plus de six heures, elle conservait beaucoup de sa célèbre réserve, cette aura de mystère qui fascinait le public depuis trois générations.
Quant à Victor Willis, il venait de mettre le doigt sur un de ces petits détails dévastateurs qui peuvent détruire les projets les mieux ourdis.
Univers était équipé des toutes dernières combinaisons Mark XX, avec visières antibuée et antireflet permettant une incomparable vision de l’espace. Or, même si les casques étaient proposés en plusieurs tailles, Victor Willis ne pouvait en mettre un sans procéder à une amputation importante.
Il lui avait fallu quinze ans pour mettre au point son « look ». (« Un triomphe de l’art topiaire », avait dit un critique, peut-être avec admiration.)
Maintenant, seule sa barbe séparait Victor Willis de la comète de Halley. Il lui fallait choisir entre les deux.
17. La Vallée de la Neige Noire
Le capitaine Smith n’avait soulevé que peu d’objections à une EVA[1] des passagers. Il reconnaissait qu’il aurait été absurde qu’ils aient fait tout ce chemin et de ne pas mettre le pied sur la comète.
— Pas de problèmes si vous suivez les instructions, dit-il à l’indispensable conférence. Même si vous n’avez encore jamais porté de combinaison spatiale – et je crois que le commandant Greenberg et le Pr Floyd sont les seuls a en avoir déjà revêtu –, vous verrez qu’elles sont tout à fait confortables et entièrement automatiques. Vous n’aurez pas à vous soucier de commandes ou de réglages, une fois que vous serez autorisés à sortir du sas.
» Mais une règle absolue : vous ne pourrez sortir qu’à deux en EVA. Vous aurez une escorte personnelle, naturellement, reliée à vous par cinq mètres de corde de sécurité, qui pourra être allongée jusqu’à vingt en cas de besoin. De plus, vous serez attachés aux deux câbles-guides que nous avons installés sur toute la longueur de la vallée. Le code de la route est le même que sur la Terre : conduite à droite ! Si vous voulez doubler quelqu’un, vous n’avez qu’à défaire votre boucle, mais l’un de vous doit toujours rester attaché au câble. Ainsi, il n’y a aucun risque de s’en aller dériver dans l’espace. Pas de questions ?
— Combien de temps pouvons-nous rester dehors ?
— Aussi longtemps que vous voudrez, Miss M’Bala. Mais je vous recommande de rentrer au moindre signe de malaise. Une heure suffit peut-être, pour la première sortie, même si elle ne vous paraît durer que dix minutes…
Le capitaine Smith avait parfaitement raison. Heywood Floyd regarda son cadran et il fut stupéfait de voir que quarante minutes étaient passées ; Cela n’aurait pas dû l’étonner, pourtant, car le vaisseau était maintenant à un bon kilomètre.
En qualité de doyen des passagers – selon n’importe quel critère – il avait eu l’honneur de la première EVA. Mais il n’avait vraiment pas eu le choix du partenaire.
— EVA avec Yva ! avait plaisanté Mihailovitch. Comment pourriez-vous résister ? Même si (ajouta-t-il avec un rire lubrique) ces fichues combinaisons ne vous permettent pas toutes les activités extravéhiculaires que vous souhaiteriez !
Yva avait accepté sans hésitation mais sans enthousiasme non plus. Rien d’étonnant à ça, pensait ironiquement Floyd. Il n’aurait pas été tout à fait exact de dire qu’il était désillusionné – à son âge, il lui restait bien peu d’illusions – mais il était déçu. De lui-même plutôt que d’Yva ; elle échappait à toute critique et à toute louange, à la manière de la Joconde, à qui on l’avait souvent comparée.
La comparaison, bien sûr, était ridicule ; la Joconde était mystérieuse mais certainement pas érotique. Le pouvoir d’Yva résidait dans l’art de combiner les deux, avec de l’innocence en plus pour faire bon poids. Un demi-siècle plus tard, des traces des trois ingrédients étaient encore visibles, du moins aux yeux des fidèles.
Ce qui lui manquait – Floyd avait été tristement forcé de l’admettre –, c’était une vraie personnalité. Quand il essayait de concentrer sa pensée sur elle, il ne la voyait qu’à travers les rôles qu’elle avait joués. À son corps défendant, il devait admettre que le critique qui avait écrit : « Yva Merlin est le reflet des désirs de tous les hommes, mais un miroir n’a pas de caractère » n’avait pas tort.
Et maintenant, cette mystérieuse créature planait à côté de lui à la surface de la comète de Halley tandis qu’ils suivaient avec leur guide les câbles jumeaux à travers la Vallée de la Neige Noire. C’était lui qui avait imaginé ce nom et il en était puérilement fier, tout en sachant que l’appellation ne figurerait jamais sur aucune carte. Il ne pouvait y avoir de cartes d’un monde où la géographie était aussi éphémère que la pluie et le beau temps sur la Terre. Il savourait le plaisir de savoir que jamais aucun œil humain ne s’était posé sur le paysage qui les entourait et qu’il n’y en aurait plus jamais d’autre.
Sur Mars, ou sur la Lune, on pouvait parfois – avec un léger effort d’imagination et si l’on négligeait le ciel étranger – se croire sur la Terre. Là, c’était impossible parce que les immenses sculptures de neige, souvent en surplomb, ne cédaient que très peu à la gravité. On devait examiner très attentivement ce qui vous entourait pour distinguer le haut du bas.
La Vallée de la Neige Noire était rendue insolite par sa structure relativement solide, un récif rocheux encastré dans des amas volatiles d’eau et de glace hydrocarbonique. Les géologues débattaient encore de son origine, certains affirmant que c’était en réalité une portion d’un astéroïde jadis entré en collision avec la comète. Des prélèvements avaient révélé une mixture complexe de composants organiques, assez semblable à du goudron de houille congelé, mais il était certain que la vie n’avait jamais joué aucun rôle dans sa formation.
La « neige » tapissant le sol de la petite vallée n’était pas absolument noire ; quand Floyd la balayait avec le faisceau de sa torche, elle étincelait comme si un million de diamants microscopiques y étaient incrustés. Il se demanda s’il y avait effectivement des diamants sur Halley ; le carbone ne manquait certainement pas. Mais les températures et les pressions nécessaires à leur création n’avaient jamais existé là.
Cédant à une impulsion subite, Floyd se baissa pour ramasser deux poignées de cette neige ; il dut pour cela prendre fortement appui des pieds sur le câble de sécurité et il eut de lui-même la vision comique d’un funambule marchant sur la corde raide, mais la tête en bas. La croûte fragile opposa peu de résistance quand il y plongea la tête ; puis il tira doucement sur sa longe, se rétablit et se redressa avec sa poignée de comète.
Tout en pressant la masse poudreuse cristalline en une petite boule remplissant juste le creux d’une main, il regretta de ne pas la sentir à travers la matière isolante des gants. Il la contempla : elle était d’un noir d’ébène mais projetait des éclairs lumineux fugaces tandis qu’il la tournait et la retournait.
Tout à coup, dans son imagination, elle devint du blanc le plus pur… et il fut de nouveau un petit garçon sur un terrain de jeux, un hiver de son enfance, entouré des fantômes de sa jeunesse. Il entendait même les cris de ses camarades qui le taquinaient et le menaçaient de leurs boules de neige immaculées…
La vision fut brève mais bouleversante, et elle l’emplit de tristesse. Avec le recul d’un siècle, il ne se rappelait plus un seul de ces amis dont les spectres l’entouraient ; et pourtant certains lui avaient été chers, il le savait.
Des larmes lui montèrent aux yeux et ses doigts se crispèrent sur la petite boule de neige extraterrestre. La vision se dissipa ; il redevint lui-même. L’heure n’était pas à la tristesse mais au triomphe.
— Mon Dieu ! s’écria-t-il, et l’écho de ses mots se répercuta dans le minuscule univers sonore de sa combinaison. Me voici debout sur la comète de Halley ! Que puis-je exiger de plus ? Si un météore me frappait maintenant, je n’aurais pas à me plaindre !
Il leva le bras et lança la boule de neige vers les étoiles. Elle était si petite et si foncée qu’elle disparut presque instantanément, mais il continua de scruter le ciel.
Et tout à coup, elle réapparut dans une subite explosion de lumière alors qu’elle atteignait les rayons du soleil invisible. Noire comme de la suie, elle reflétait malgré tout assez de cet éclat aveuglant pour être facilement repérable dans le ciel vaguement luminescent.
Floyd la contempla jusqu’à ce qu’elle finisse par disparaître, peut-être par évaporation, peut-être sous l’effet de la distance. Elle ne pouvait subsister longtemps dans ce terrible torrent de radiations, là-haut, mais combien d’hommes pourraient se vanter d’avoir créé leur comète personnelle ?
18. Old faithful
L’exploration prudente de la comète commença alors qu’Univers était encore dans l’obscurité polaire. D’abord, des UME à une place explorèrent en les survolant lentement les faces diurne et nocturne, enregistrant tout ce qui paraissait intéressant. Une fois ces observations préliminaires terminées, des groupes comportant jusqu’à cinq savants partirent à bord de la navette du vaisseau pour déposer du matériel et des instruments aux points stratégiques.
Lady Jasmine était bien différente des petits engins spatiaux primitifs de l’ère de Discovery qui n’étaient capables d’opérer que dans un environnement sans gravité. La navette était en réalité un vaisseau spatial en réduction, conçu pour transporter du personnel et du fret léger entre Univers resté sur orbite et la surface de Mars, de la Lune ou des satellites jupitériens. Son chef pilote, qui la traitait comme la grande dame qu’elle était, se plaignait avec une feinte amertume de l’indignité de voler autour d’une misérable petite comète.
Quand le capitaine Smith fut tout à fait sûr que Halley ne dissimulait aucune mauvaise surprise – tout au moins à la surface –, il décolla du pôle. Un déplacement d’une douzaine de kilomètres seulement transporta Univers dans un tout autre monde, du crépuscule scintillant qui durait des mois à un domaine du cycle de la nuit et du jour. Et, à l’aube, la comète s’anima lentement.
Tandis que le Soleil s’élevait au-dessus de l’horizon au relief déchiqueté, ridiculement proche, ses rayons touchaient un à un les innombrables petits cratères criblant la croûte. La plupart restaient inactifs, leur étroit gosier bloqué par les incrustations de sels minéraux. Nulle part ailleurs, sur Halley, n’existait un aussi vif déploiement de couleurs ; elles avaient égaré les biologistes qui avaient cru que la vie commençait là, comme elle avait commencé sur la Terre, sous forme d’algues. Nombreux étaient ceux qui n’avaient pas encore abandonné cet espoir, même s’ils se refusaient à l’admettre.
Mais d’autres cratères, des volutes de vapeur s’élevaient déjà vers le ciel, en panaches anormalement rectilignes puisqu’il n’y avait pas de vent pour les dissiper. Généralement, il ne se passait rien d’autre pendant une heure ou deux ; mais quand la chaleur du Soleil à la verticale atteignait l’intérieur gelé, Halley se mettait à « gicler, disait Victor Willis, comme une bande de baleines ».
La comparaison était pittoresque mais pas tout à fait exacte. Les jets de la face diurne de Halley n’étaient pas intermittents, ils jaillissaient régulièrement pendant des heures. Et ils ne se recourbaient pas pour retomber à la surface mais continuaient de s’élever tout droit dans le ciel, pour aller se perdre dans le brouillard lumineux qu’ils créaient.
Au commencement, l’équipe scientifique traita ces geysers avec autant de précautions que des vulcanologues s’approchant de l’Etna ou du Vésuve aux moments les moins prévisibles de ces volcans. Mais ils ne tardèrent pas à découvrir que les éruptions de Halley, malgré leur aspect un peu effrayant, étaient singulièrement aimables et sages ; la force des jets ne dépassait pas celle d’une lance à incendie et l’eau était à peine tiède. Quelques secondes après s’être échappée de son réservoir souterrain, elle se fondait en un mélange de vapeur et de cristaux de glace. Halley était enveloppée d’une perpétuelle tempête de neige, qui tombait de bas en haut. Pas une goutte d’eau ne retournait à sa source. À chaque révolution de la comète autour du Soleil, davantage de son « sang » fuyait dans l’insatiable vide de l’espace.
Cédant à la demande générale, le capitaine Smith accepta de poser Univers à cent mètres d’Old Faithful, le plus grand geyser de la face diurne. C’était un spectacle impressionnant, une colonne de brume d’un gris blanchâtre, poussant comme un arbre géant d’un orifice étonnamment petit au centre d’un cratère de trois cents mètres de diamètre, qui semblait être une des formations les plus anciennes de l’astre. Bientôt, les savants grouillèrent dans tout le cratère, pour recueillir des spécimens de ses minéraux multicolores (et complètement stériles, hélas) et plonger sans hésitation leurs thermomètres et éprouvettes dans la colonne d’eau-glace-brume elle-même.
— Si elle envoie l’un de vous dans l’espace, avertit le capitaine, n’espérez pas que nous allions vous chercher. En fait, nous n’avons qu’à attendre que vous reveniez, peut-être.
— Qu’est-ce qu’il veut dire par là ? demanda Dimitri Mihailovitch, perplexe.
Comme d’habitude, Victor Willis fut prompt à la réplique :
— En mécanique céleste, les choses ne se passent pas toujours comme on s’y attend. Tout ce qui est rejeté de Halley à une vitesse raisonnable continue de se déplacer essentiellement sur la même orbite. Il faudrait un énorme changement de vitesse pour créer une différence. Une révolution plus tard, les deux orbites se recoupent… et vous revenez à votre point de départ. De soixante-seize ans plus vieux, naturellement.
Pas très loin d’Old Faithful, les savants découvrirent un autre phénomène que personne n’aurait pu logiquement prévoir. Ils eurent du mal à en croire leurs yeux. Sur plusieurs hectares, exposé au vide de l’espace, s’étalait une sorte de lac, tout à fait ordinaire, uniquement remarquable par sa noirceur extrême.
Cela ne pouvait être de l’eau, évidemment ; les seuls liquides susceptibles d’une stabilité suffisante dans cet environnement étaient les huiles ou goudrons organiques lourds. En réalité, le lac Tuonela ressemblait à de la poix, tout à fait solide à part une couche poisseuse à la surface de moins d’un millimètre d’épaisseur. Dans cette gravité négligeable, il avait dû falloir des années, sans doute plusieurs voyages autour des feux du Soleil, pour lui donner son aspect lisse de miroir.
Le lac devint une des principales attractions touristiques de Halley, jusqu’à ce que le capitaine y mette bon ordre. Quelqu’un (personne ne revendiqua ce douteux honneur) s’était aperçu qu’il était possible d’y marcher tout à fait normalement, la pellicule de surface étant juste assez collante pour maintenir le pied en place, comme si l’on était sur la Terre. Bientôt, presque tout l’équipage voulut se faire vidéographier en train de marcher apparemment sur l’eau.
Mais lorsque le capitaine Smith examina son sas et s’aperçut qu’il était tout couvert de goudron, il se laissa aller à une manifestation de colère assez étonnante chez lui.
— C’est déjà exaspérant, gronda-t-il entre ses dents serrées, d’avoir tout l’extérieur du vaisseau couvert de… de suie ! La comète de Halley est bien l’endroit le plus dégoûtant que j’aie jamais vu !
Ainsi prirent fin les promenades sur le lac Tuonela.
19. Au bout du tunnel
Dans un petit univers fermé où tout le monde se connaît, le plus grand choc ne peut provenir que de la rencontre d’un inconnu.
Heywood Floyd flottait tranquillement le long du couloir menant au salon principal quand précisément cet incident déconcertant lui arriva. Il regarda avec stupeur l’intrus, en se demandant comment un passager clandestin avait pu échapper si longtemps à la détection. L’autre soutenait son regard avec un mélange de gêne et de fanfaronnade, attendant manifestement que Floyd parle le premier.
— Ma parole, Victor ! s’exclama enfin Floyd. Excusez-moi mais je ne vous avais pas reconnu. Ainsi, vous avez fait le sacrifice suprême pour la cause de la science, ou devrais-je dire pour votre public ?
— Oui, marmonna Willis de mauvaise humeur. J’avais réussi à me glisser dans un casque, mais mes fichus poils faisaient un tel bruit de grattement que personne n’entendait un mot de ce que je disais.
— Quand allez-vous sortir ?
— Dès que Cliff sera revenu. Il est parti faire le spéléo avec Bill Chant.
Les premiers survols, de la comète, en 1986, avaient permis de découvrir qu’elle était considérablement moins dense que l’eau, ce qui signifiait forcément qu’elle était faite d’une matière extrêmement poreuse ou bien qu’elle était criblée de cavités. La suite révéla que les deux explications étaient exactes.
Au début, le capitaine Smith, toujours prudent, interdit formellement toute exploration de grottes. Il finit par se laisser fléchir quand le Pr Pendrill lui rappela que son principal assistant, le Pr Chant, était un spéléologue expérimenté ; c’était d’ailleurs une des raisons qui l’avaient fait choisir pour cette mission.
— Les effondrements sont impossibles dans cette basse gravité, affirma Pendrill au capitaine récalcitrant. Il n’y a donc aucun danger d’être enseveli.
— Vous pourriez vous perdre.
— Chant considérerait ce propos comme une insulte professionnelle. Il a parcouru vingt kilomètres à l’intérieur de Mammoth Cave, en Amérique. Et puis d’ailleurs, il aura un fil d’Ariane, une corde-guide.
— Les communications ?
— La corde-guide est équipée de fibres optiques. Et la radio de combinaison fonctionnera probablement pendant tout le parcours.
— Hum. Où veut-il descendre ?
— L’endroit le plus favorable est ce geyser tari à la base d’Etna Junior. Il est mort depuis au moins mille ans.
— Alors je suppose qu’il restera tranquille encore un jour ou deux. Très bien. Est-ce que d’autres veulent y aller ?
— Cliff Greenberg s’est porté volontaire. Il a fait beaucoup d’explorations de grottes sous-marines aux Bahamas.
— Je m’y suis essayé aussi. Une fois m’a suffi. Dites à Cliff qu’il est bien trop précieux. Il peut l’accompagner mais rester là où il peut encore voir l’entrée, pas plus loin. Et s’il perd le contact avec Chant, il ne doit pas aller à sa recherche sans mon autorisation.
Ce que, pensa le capitaine, je n’accorderai certainement pas à la légère.
Le Pr Chant connaissait tous les vieux refrains sur le prétendu désir des spéléologues de retrouver en réalité le ventre de leur mère mais savait comment les réfuter.
— L’utérus doit être terriblement bruyant, avec tous ses battements, ses gargouillis et ses borborygmes, disait-il. J’adore les grottes parce qu’elles sont paisibles et au-delà du temps. On sait que rien n’y a changé depuis cent mille ans, à part l’épaisseur des stalactites.
Mais à présent, alors qu’il s’enfonçait au cœur de la comète, en déroulant le fil mince mais pratiquement incassable qui le reliait à Clifford Greenberg, il se rendait compte que ce dernier argument ne tenait pas. Il n’en avait encore aucune preuve scientifique, mais son instinct de géologue lui disait que ce monde souterrain était né d’hier seulement, à l’échelle de l’univers. La grotte était plus jeune que certaines villes de l’Homme.
Le tunnel dans lequel il s’était engagé, par longs bonds souples, avait environ quatre mètres de diamètre et l’apesanteur lui rappelait des souvenirs de plongée dans des grottes marines, sur la Terre. La basse gravité contribuait à l’illusion ; c’était exactement comme s’il s’était un peu trop lesté et coulait doucement vers le fond. Seule l’absence de toute résistance lui rappelait qu’il se déplaçait dans le vide, pas dans de l’eau.
— Je commence à vous perdre de vue, annonça Greenberg, à cinquante mètres de l’entrée. La liaison radio est encore parfaite. À quoi ressemble le paysage ?
— Très difficile à dire. Je ne puis identifier aucune formation, alors je n’ai pas de vocabulaire pour le décrire. Ce n’est pas une roche, ça s’effrite quand je le touche, j’ai l’impression d’explorer l’intérieur d’un gigantesque fromage de gruyère…
— Vous voulez dire qu’il s’agit de matières organiques ?
— Oui. Rien à voir avec la vie, naturellement, mais tous les éléments sont réunis. Toutes sortes d’hydrocarbones, les chimistes vont se régaler avec ces échantillons. Est-ce que vous me voyez encore ?
— Seulement la lueur de votre torche, et elle s’estompe vite.
— Ah… Voilà de la roche authentique… Paraît déplacée, ici. Probablement une intrusion. Ah… Je suis tombé sur un filon d’or !
— Vous plaisantez !
— Ça a trompé bien des gogos, au Far West d’autrefois. Des pyrites de fer. Assez courantes sur les satellites extérieurs, bien sûr, mais ne me demandez pas ce que ça fait ici…
— Contact visuel perdu. Vous êtes à deux cents mètres.
— Je traverse une couche distincte… On dirait des débris météoriques. Quelque chose de passionnant a dû se passer ici il y a… j’espère que nous pourrons le dater. Ah !
— Ne me faites pas sursauter comme ça !
— Pardon, mais ça m’a coupé le souffle, Me voilà dans une grande salle, la dernière chose à laquelle je m’attendais. Un instant, que j’éclaire… Presque sphérique, trente, quarante mètres de diamètre. Et… je ne peux pas y croire… Halley est pleine de surprises… Des stalactites, des stalagmites !
— Qu’est-ce qu’elles ont de si surprenant ?
— Pas d’eau courante, pas de chaux, ici, naturellement… et si peu de gravité. On dirait une espèce de cire. Attendez une minute, que j’obtienne un bon champ vidéo. Des formes fantastiques… comme des écoulements de cire sur une bougie… C’est bizarre…
— Quoi encore ?
La voix du Pr Chant s’était subitement altérée, une variation de ton que Greenberg avait immédiatement décelée.
— Certaines des colonnes ont été brisées. Elles sont couchées sur le sol. Presque comme si…
— Oui ? Quoi ?
— Comme si quelque chose s’était… jeté contre elles.
— C’est de la folie. Est-ce qu’un séisme aurait pu se produire ?
— Pas de véritable séisme, rien que les microséismes des geysers. Il y a peut-être eu une grande explosion, à un moment donné. De toute façon, ça s’est passé il y a des siècles. Les colonnes tombées sont couvertes d’une pellicule de cette espèce de cire, épaisse de plusieurs millimètres.
Le Pr Chant se ressaisissait lentement. Ce n’était pas un homme imaginatif – ceux-là sont vite éliminés dans la spéléologie – mais cet endroit déclenchait chez lui un souvenir troublant. Et ces colonnes cassées ressemblaient trop aux barreaux d’une cage, brisés par un monstre tentant de s’évader…
Naturellement, c’était parfaitement absurde, mais le Pr Chant avait appris à ne jamais négliger un pressentiment, un signal de danger, avant d’avoir déterminé l’origine de sa peur. Et il était assez honnête pour reconnaître que « peur » était bien le mot juste.
— Bill ?… Ça va ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Je filme toujours. Certaines de ces formations me rappellent des sculptures de temples indiens. Presque érotiques.
Il détournait volontairement son esprit de la cause de son appréhension, dans l’espoir de la surprendre ainsi par une sorte de vision mentale détournée, s’absorbant dans l’action purement mécanique d’enregistrement et de récolte d’échantillons.
Il n’y a rien de répréhensible, raisonnait-il, à la peur saine ; c’est uniquement quand elle se transforme en panique qu’elle devient mortellement dangereuse. Deux fois dans sa vie il avait connu la panique (en montagne et sous l’eau) et frémissait encore au souvenir de sa glaciale étreinte. Toutefois – heureusement – il en était loin à présent, et pour une raison qu’il percevait, sans la saisir, curieusement rassurante, la situation comportait un élément comique.
Et, bientôt, il se mit à rire, non pas nerveusement mais avec soulagement.
— Est-ce qu’il vous est arrivé de voir un de ces vieux films de La Guerre des Étoiles ? demanda-t-il à Greenberg.
— Naturellement. Au moins six fois.
— Eh bien, je sais ce qui me turlupine depuis tout à l’heure. Il y a une séquence où le vaisseau spatial de Luke plonge dans un astéroïde et tombe sur une gigantesque créature reptilienne qui se cache à l’intérieur des grottes.
— Non, pas le vaisseau de Luke. Le Millenium Falcon de Han Solo. Et je me suis toujours demandé de quoi cette pauvre bête vivait. Elle devait crever de faim, en attendant que de temps en temps un petit hors-d’œuvre lui arrive de l’espace. La princesse Leia n’aurait même été qu’un amuse-gueule.
— Ce que je n’ai certainement pas l’intention d’être, déclara le Pr Chant, maintenant tout à fait à l’aise. Même s’il y a de la vie ici, ce qui serait merveilleux, la chaîne alimentaire serait extrêmement courte et je serais étonné de trouver quelque chose de plus gros qu’une souris. Ou, plus vraisemblablement, qu’un champignon… Bon, voyons un peu… où vais-je aller, d’ici ?… Il y a deux issues de l’autre côté de cette salle. Celle de droite est plus grande. Je vais passer par là…
— Combien de fil vous reste-t-il ?
— Oh, cinq cents mètres, au moins. Allons-y… Je suis au milieu de la salle… Zut ! j’ai rebondi contre la paroi. Là, maintenant j’ai un point d’appui… J’y vais la tête la première. Parois lisses, roche véritable pour changer… Ah, c’est dommage…
— Où est le problème ?
— Peux pas aller plus loin. Encore des stalactites… trop rapprochées pour que je passe entre elles, et trop grosses pour être cassées sans explosifs. Ce serait d’ailleurs malheureux… les couleurs sont magnifiques, les premiers véritables bleus et verts que je vois sur Halley. Plus qu’une minute, le temps de les prendre en vidéo…
Le Pr Chant se cala contre la paroi de l’étroit souterrain et pointa sa caméra. De ses doigts gantés, il chercha le bouton de haute intensité mais le manqua et éteignit le projecteur.
— Foutue caméra, grommela-t-il. C’est la troisième fois que ça m’arrive.
Il ne rectifia pas immédiatement sa fausse manœuvre car il avait toujours aimé le silence et l’obscurité qu’on ne rencontre que dans les grottes les plus profondes. Le léger bourdonnement de son équipement de survie le privait du silence total mais au moins…
… qu’est-ce que c’était que ça ? Au-delà de la herse de stalactites bloquant son passage, il distinguait une faible lueur, semblable à la première clarté de l’aube. À mesure que ses yeux s’adaptaient aux ténèbres, la lueur parut devenir plus vive et il y détecta un soupçon de vert. Il voyait même le contour de la barrière, devant lui…
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda anxieusement Greenberg.
— Rien… rien. J’observe.
Et je réfléchis, aurait-il pu ajouter. Il y avait quatre explications possibles.
De la lumière solaire pouvait filtrer à travers quelque conduit naturel… glace, cristal, quoi que ce fût. Mais à cette profondeur ? Guère plausible…
De la radioactivité ? Il ne s’était pas embarrassé d’un compteur ; il n’y avait pratiquement pas d’éléments lourds, par là. Mais cela vaudrait la peine de revenir voir.
Un minerai phosphorescent ? Ce serait sur cette explication qu’il miserait.
Mais il y en avait une quatrième, la plus improbable, la plus passionnante de toutes.
Le Pr Chant n’avait jamais oublié une nuit sans lune – et sans Lucifer – au bord de l’océan Indien. Il marchait sur une plage de sable, sous un ciel étincelant d’étoiles. La mer était très calme mais, de temps en temps, une vague paresseuse venait se briser à ses pieds… dans une explosion lumineuse.
Il s’était avancé dans l’eau (il sentait encore sa caresse autour de ses chevilles, comme un bain tiède). À chaque pas, il déclenchait une nouvelle explosion de lumière. Il pouvait même la provoquer en tapant dans ses mains près de la surface.
Est-ce que des organismes luminescents semblables auraient évolué là, au cœur de la comète de Halley ? Il aurait aimé pouvoir le croire. C’était dommage de détruire comme un vandale quelque chose d’aussi exquis que cette œuvre d’art naturelle – avec cette lueur derrière, la barrière lui rappelait un écran d’autel qu’il avait vu une fois, dans une cathédrale – mais il lui faudrait revenir avec des explosifs. En attendant, il y avait l’autre corridor…
— Je ne peux pas aller plus loin, par ce chemin, dit-il à Greenberg. Alors je vais essayer l’autre. Je reviens sur mes pas jusqu’à la fourche, je règle mon fil sur le rembobinage.
Il ne mentionna pas la mystérieuse lueur, qui avait disparu dès qu’il avait rallumé son projecteur.
Greenberg ne répondit pas, ce qui était insolite. Mais Chant ne s’inquiéta pas, se disant simplement qu’il devait parler avec le vaisseau. En effet, Greenberg lui répondit à retardement.
— Ah, très bien, Cliff, je croyais vous avoir perdu, là, pendant une minute. Je suis de retour dans la salle… Je m’engage maintenant dans l’autre passage. J’espère que celui-là ne sera pas bloqué…
Mais cette fois, Greenberg répliqua instantanément :
— Désolé, Bill. Revenez au vaisseau. Il y a eu un accident… Non, pas ici, tout va bien pour Univers. Mais nous devrons peut-être retourner sur Terre de toute urgence.
Au bout de quelques semaines, le Pr Chant trouva une explication très plausible aux colonnes brisées. La comète perdant un peu plus de substance dans l’espace à chacune de ses révolutions, la distribution de sa masse se modifiait continuellement. Ainsi, tous les quelques milliers d’années, son orbite se trouvait déstabilisée et changeait d’axe, très violemment, comme une toupie sur le point de tomber. Le tremblement de comète qui en résultait devait atteindre un respectable 5 sur l’échelle de Richter.
Mais il ne résolut jamais le problème de la luminosité. Cette question se trouva rapidement chassée de son esprit par le drame qui survint subitement, mais la sensation d’une occasion perdue ne le quitta jamais.
Bien qu’il en eût parfois la tentation, il n’en parla à aucun de ses confrères, mais il laissa tout de même une note cachetée destinée à l’expédition suivante, à n’ouvrir qu’en 2133.
20. Rappel
— Vous avez vu Victor ? demanda joyeusement Mihailovitch alors que Floyd se dépêchait de répondre à la convocation du capitaine. C’est un homme brisé.
— Elle repoussera sur le chemin du retour, répliqua sèchement Floyd qui n’avait que faire de ces futilités. Il y a des choses plus importantes !
Lorsque Floyd entra, le capitaine Smith était assis, presque prostré, dans sa cabine. Si c’eût été son propre vaisseau qui avait été victime d’un tel accident, il se serait mué en tornade d’énergie contrôlée, il aurait lancé des ordres à droite et à gauche. Mais là, il ne pouvait rien faire, sinon attendre le prochain message de la Terre.
Le capitaine Laplace était un vieil ami ; comment avait-il pu se plonger dans un tel pétrin ? Aucun accident concevable, aucune erreur de navigation, aucune panne ne pouvait expliquer une aussi lâcheuse situation. Smith ne voyait pas du tout, non plus, comment Univers pourrait l’aider à s’en sortir. Le Centre d’opérations tournait également en rond ; c’était apparemment un de ces cas malheureux, bien trop courants dans l’espace, où on ne peut rien faire, à part transmettre des condoléances et enregistrer les derniers messages. Mais il ne laissa percer aucun de ses doutes et de ses réserves quand il rapporta la nouvelle à Floyd.
— Nous avons reçu l’ordre de retourner immédiatement sur la Terre, pour être équipés en vue d’une mission de sauvetage. Un accident a eu lieu, annonça-t-il.
— Quel genre d’accident ?
— C’est notre vaisseau jumeau, Galaxy. Il effectuait une mission d’observation des satellites jupitériens. Et il a été contraint à un atterrissage forcé, il s’est crashé.
Le capitaine lut l’incrédulité et la stupeur sur le visage de Floyd et insista :
— Oui, je sais que c’est impossible, mais vous n’avez encore rien entendu. Ils sont naufragés… sur Europe.
— Europe !
— Hélas oui. Le vaisseau est endommagé mais il n’y a apparemment pas de victimes. Nous attendons encore les détails.
— Quand est-ce arrivé ?
— Il y a douze heures. Il a fallu du temps avant qu’ils puissent se mettre en rapport avec Ganymède.
— Mais qu’y pouvons-nous ? Nous sommes à l’autre bout du système solaire ! Retourner sur orbite lunaire pour refaire le plein, prendre l’orbite la plus rapide vers Jupiter ça prendrait… oh, deux mois au moins !
(Du temps de Leonov, pensa Floyd, il aurait fallu deux ans…)
— Je sais. Mais aucun autre vaisseau ne pourrait intervenir.
— Les navettes intersatellites de Ganymède ?
— Elles ne sont conçues que pour les opérations orbitales.
— Elles se sont posées sur Callisto.
— Une mission exigeant beaucoup moins d’énergie. Oh, elles pourraient bien rejoindre Europe, mais avec un chargement négligeable. On l’a envisagé, naturellement.
Floyd entendait à peine le capitaine ; il essayait encore d’assimiler cette extraordinaire nouvelle. Pour la première fois depuis un demi-siècle – et pour la seconde fois seulement de toute l’Histoire ! –, un vaisseau avait atterri sur la lune interdite. Et une angoissante pensée lui venait à l’esprit.
— Croyez-vous, demanda-t-il, que ce qui… que ce qu’il peut y avoir sur Europe en soit responsable ?
— Je me suis posé la question, répondit gravement le capitaine. Mais depuis des années, nous espionnons cette planète sans qu’il s’y passe rien.
— Plus important encore… Que risque-t-il de nous arriver si nous tentons un sauvetage ?
— C’est aussi la première chose que je me suis demandée. Mais tout cela n’est que de la spéculation, nous devons attendre d’avoir plus de détails. En fait – et c’est pour ça que je vous ai fait venir –, je viens de recevoir le rôle d’équipage de Galaxy et…
D’un geste hésitant, il poussa l’imprimante sur son bureau. Mais avant même de la parcourir, Heywood Floyd devina ce qu’il allait y trouver.
— Mon petit-fils, dit-il d’une voix blanche.
Et, pensa-t-il, la seule personne qui puisse perpétuer mon nom au-delà du tombeau.